Xavier Gardette
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Les odeurs de Lille
Samira El Ayachi (auteur de La vie rêvée de mademoiselle S. Ed. Sarbacane, août 2007)
Tu as plusieurs odeurs. Tu as l’odeur du canal, que j’aime beaucoup, parce que, pour faire Roubaix-Lille, tu peux venir en Mongy, c’est le tramway, tu peux venir en métro, tu peux venir en bagnole et tu peux venir à vélo - parce qu’il y a des pistes cyclables de Roubaix jusqu’ici – mais tu peux aussi passer par le canal. Et donc le long du canal tu as plein d’odeurs qui ressemblent un peu au Nord, l’odeur des usines où ça sent un peu la purée Mousseline en sachet, c’est une odeur un peu spéciale ; l’odeur de chicorée que tu vas retrouver plus loin, plus loin encore que Lille. Tu as des odeurs de brin aussi, des odeurs de BRIN, c’est à dire des odeurs de pourriture que tu peux retrouver quand tu arrives tout près des déchèteries. Tu as des odeurs aussi de garage, des odeurs qui rappellent un peu les usines, des odeurs de froid, qui ressemblent aux odeurs qu’on a sur les mains quand on fait de la mécanique, en hiver – on a les mains qui sont rouges et bleues et complètement gelées, et il y a cette espèce d’odeur de graisse, de sale, de mélange avec du gas-oil, des odeurs de bonbon, de cassonade cramée, de pain grillé qu’on fait au-dessus du gaz – tu sais, tu fais cramer avec – tu mets ton gaz, et puis tu prends avec une fourchette ta tartine, et puis tu fais cramer – il y a une odeur comme ça qui est entre le cramé et le grillé tu vois, moi j’aime bien les deux. Et puis l’odeur des patates au four avec du sauré. Du sauré, c’est du – je ne sais plus comment on dit en français – du hareng saur, voilà. Du gros sauré, et quand c’est une femelle, tu l’ouvres et dedans il y a des œufs. C’est comme du caviar, mais du caviar de pauvre. Des odeurs de frites, aussi, de frites au vinaigre. Ca c’est une odeur spéciale. Qui te remonte quand c’est tout chaud, tu viens de le mettre ça te remonte dans le pif, comme ça. Les odeurs de train, aussi. C’est peut-être parce que c’est une région, une ville de passage, de partout. Il y a des odeurs de passage, comme ça, des odeurs très chic. Les gens riches, tu vois, c’est surtout dans le vieux Lille, ici. Sa population, elle est très très variée comme ça avec des odeurs de thé à la menthe, des odeurs de bouffe thaïlandaise, tu vois, que tu peux avoir sur le marché de Wazemmes, des odeurs de parfum à deux balles, tu vois, les mecs qui mettent de l’après-rasage dégueu. Et tout ça, c’est un mélange très hétéroclite, Lille.
France Culture - Villes-Monde : Lille Émission du 26 février 2012
Le bonheur de Jean-Jacques Rousseau
Les rêveries du promeneur solitaire - Cinquième promenade
"Mais s'il est un état où l'âme trouve une assiette assez solide pour s'y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d'enjamber sur l'avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure, celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir."
Madeleine Clemenceau Jacquemaire
Si l'on évoque les gens qui passaient dans les paysages de jadis, on les voit venir avec placidité, la bêche sur l'épaule, les yeux au loin, toute leur personne respirant l'apaisement de la pensée et le calme des nerfs. Aujourd'hui, un homme travaille comme dix de ses grands-parents. Tous nous courons, et les plus beaux de nos jeunes hommes exposent continuellement leur existence pour lutter de vitesse entre eux, non pas comme ceux d'autrefois, mais sur des machines animées qui rasent la terre ou courent sur les eaux avec un esprit infernal. Bientôt, ils auront supprimé la notion de distance, mais on ne sait trop quel bien il en résultera.
Madeleine Clemenceau Jacquemaire
Le pot de basilic, Jules Taillandier, 1928
Alina Reyes et l'homme des Pyrénées
Il ne s'agit pas ici de choisir l'homme contre l'animal. Si on capture des ours en Slovénie pour les parachuter dans les Pyrénées, ce n'est certainement pas pour leur bien. Il s'agit de flatter, encore une fois, le fantasme des citadins que nous sommes tous devenus. La bataille qui se joue actuellement dans nos montagnes n'oppose pas l'homme à l'ours, mais l'homme des villes à l'homme des prés, le rêve à la réalité. Dans la réalité, ici, cette manipulation de la nature orchestrée par des écologistes bien intentionnés n'engendre que souffrance, autant pour l'animal plongé dans un milieu hostile que pour les bergers.
Hormis les gens réellement concernés, tout le monde est pour l'ours. Les touristes feraient bien d'y voir un peu plus clair, et d'être pour l'homme. Quand il n'y aura plus de paysans en haute montagne, ce qui ne saurait tarder, quelle allure, et surtout quelle âme aura le terrain de jeu des vacanciers ? Ce sont les hommes qu'il faudrait réintroduire, non seulement dans les Pyrénées mais dans toutes les campagnes. Je n'ai pas envie que Barèges ne soit plus qu'une usine à touristes. Je n'ai pas envie de renoncer à mes voisins paysans. Je n'ai pas envie qu'il n'y ait plus que des locataires saisonniers dans la ferme de Pierrot. Je n'ai pas envie de vivre dans un monde exclusivement citadin, d'où toute culture profonde de la nature aurait disparu. Pierrot est contre l'ours ? Et alors ? J'ai fréquenté pas mal d'écolos, mais aucun n'incarnait comme lui et les gens d'ici un attachement viscéral à leur environnement naturel. Les citadins que nous sommes aiment la nature comme on entretient une danseuse. Alors que les gens d'ici sont mariés avec elle depuis toujours, et pour beaucoup restent incapables de s'en séparer.
Nous aussi, à la grange, on a quelques problèmes avec les gens des villes. Quand on rentre chez nous en voiture par les "lacets" (le chemin dans la forêt), beaucoup de ces randonneurs du dimanche râlent. Dans leur esprit, le chemin est aux piétons, c'est à dire à eux, quelques semaines pas an. En pèlerinage dans la sainte Nature, ils nous dénient le droit de nous y déplacer en voiture. Une fois, j'ai craqué, je me suis engueulée avec l'un deux. " Et vous ? lui ai-je dit, là où vous vivez, vous rentrez chez vous à pied ? " Aucun d'eux ne serait capable de vivre ici toute l'année, comme nous l'avons souvent fait. Peut-être même pas d'y passer les deux mois d'été. Et ils viennent nous faire la leçon. De la même façon, on sermonnera les paysans préoccupés par la sécurité de leurs troupeaux - alors qu'ils mènent une vie si peu facile, malgré les subventions, que dans dix ans, en face de chez moi, où la montagne est magnifiquement entretenue par eux, il n'en restera pratiquement plus un seul. Sauvons l'homme des Pyrénées !
Alina Reyes
Ma vie douce, Zulma, 2001
Baulenas et le chiffre trois
Par exemple, mon obsession du chiffre trois. Je l'ai encore. Lorsque je descendais les escaliers de la maison, j'étais impatient d'être plus grand, rien que pour pouvoir sauter les marches trois par trois. Au collège, les autres élèves me criaient dessus à la récréation parce que si le trois ne sortait pas, je ne jouais pas. Je disais : Si on ne me le demande pas trois fois, je ne joue pas. Lorqu'un mois commençait, j'étais impatient à l'idée de voir ce qui se passerait le troisième jour. Lorsque j'étudiais, les curés me punissaient parce que je m'ennuyais et ne prêtais pas attention à la deuxième leçon, la plus importante, mais que j'étudiais très attentivement la troisième, plus secondaire. Je me souviens de la fascination ressentie le jour où les curés m'ont expliqué que Notre Seigneur avait été crucifié à trente-trois ans. C'était trop ! Il y a deux trois dans trente-trois. C'est la raison pour laquelle il m'a paru normal qu'un homme comme ça ait fait de grands prodiges. Un jour, un des religieux m'a demandé ce que je pensais de la résurrection du Christ et je lui ai répondu : ça cadre. En supposant qu'il ressuscite, il ne pouvait pas mieux choisir que le troisième jour...
Lluis-Anton Baulenas, Le fil d'argent. Flammarion - J'ai lu.
Traduit du catalan par Cathy Ytak
Cueco et les aveugles
Depuis longtemps, j'ai envie de faire des dessins pour les non-voyants que je réaliserais à l'aveugle - en cachant d'une feuille le dessin que je tracerais - et je ne regarderais jamais le résultat. Ces dessins seraient exposés pour des aveugles qui ne les verraient pas non plus. J'aurais ainsi fait une exposition radicalement conceptuelle qui mettrait à égalité celui qui dessine sans regarder et celui qui regarde sans voir. L'artiste aveuglé et l'aveugle " voyant " seraient à égalité.
Jamais oeuvre n'aurait eu le privilège d'être vue par celui qui l'a faite ni par ceux pour qui elle a été réalisée. L'oeuvre non vue existerait pourtant, à moins de pousser l'expérience jusqu'à interdire l'exposition à tous les bien-voyants. Il faudrait faire une exposition de dessins qui ne seraient vus par personne. Un geste pur, comme on dit aujourd'hui. Mais peut-être faut-il se contenter de l'écrire : le graphe n'est pas l'oeuvre qu'il décrit. Ecrire un projet qui s'épuise à sa description dispense de lui donner corps.
Henri Cueco, écrivain et peintre
Jim Harrison et la périphérie des choses
La belle serveuse a remporté mon assiette sans m’accorder un coup d’œil et je me suis encore dit que, lorsqu’on arrive à la soixantaine, les femmes plus jeunes vous flanquent volontiers à la déchetterie biologique. Elle était fascinée par un jeune homme en chaise roulante, que je n’ai pas vraiment pu qualifier de « veinard ».
Je suis resté un moment dans la voiture pour réfléchir à cette matinée exceptionnelle où mon projet commençait à prendre forme. Je n’avais certes pas l’intention de devenir écrivain. Je suis beaucoup trop obsédé par les substantifs pour être écrivain. Ces gens là doivent passer un temps fou à gonfler la périphérie des choses pour remplir un bouquin. Tous les jours, ils ont l’esprit obnubilé par leur travail, alors que je suis un simple marcheur.
Jim Harrison, Une odyssée américaine (The English major), trad. Brice Matthieussent, Flammarion 2009
Les poils verts de Francis Ponge
Le carnet du bois de pins, 1940
Extraits
Par cette brosserie haut touffue de poils verts
Aux manches de bois pourpre entourés de miroirs
Qu’un corps radieux pénètre issu de la baignoire
Ou marine ou lacustre au bas-côté fumante
Rien n’en reste au rapport de mouches sans sommeil
Sur l’épaisseur au sol élastique et vermeille
Des épingles à cheveux odoriférantes
Secouées là par tant de cimes négligentes
Qu’un peignoir de pénombre entaché de soleil.
Julien Gracq et le pouvoir séparateur de l'oeil
Son oeuvre [celle de Marcel Proust] représente moins la création de ce qu'on appelle un "monde" d'écrivain (...) que l'application d'une conquête technique décisive, aussitôt utilisable par tous : un saut qualitatif dans l'appareillage optique de la littérature. Le pouvoir séparateur de l'oeil - de l'oeil intime - a doublé : voilà la nouveauté capitale; elle implique, comme toute mise au point d'un microscope plus perfectionné, à la fois une minutie supérieure dans l'observation de domaines déjà explorés et l'accès à des domaines neufs, qui jusque là restaient indiscernables (...)
Il existe pour chaque époque un infiniment petit que la littérature considère comme matière de rebut, comme indigne qu'on en fasse état, mais le seuil de cet infiniment petit et négligeable se déplace avec le temps, et ce seuil va s'abaissant (...) Le détail vestimentaire minutieux des personnages de Balzac se situe pour un contemporain de Boileau au delà de ce seuil, mais les détails lilliputiens par lesquels se trahit le snobisme de Legrandin sont de même au-delà du pouvoir séparateur à la disposition de Flaubert.
En lisant, en écrivant. José Corti.
La loi de conservation des détails ou le fusil de Tchékhov
"Si dans le premier acte vous indiquez qu'un fusil est accroché au mur, alors il doit absolument être utilisé quelque part dans le deuxième ou le troisième acte. Si personne n'est destiné à s'en servir, il n'a aucune raison d'être placé là."
Anton Tchekhov
Les contrerimes
En Arles
Dans Arle où sont les alyscams
Quand l'ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps,
Prends garde à la douceur des choses,
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton coeur trop lourd ;
Et que se taisent les colombes :
Parle tout bas, si c'est d'amour,
Au bord des tombes.
Paul-Jean Toulet (1867-1920)
Les Contrerimes. (Chansons - Romances sans musique)
Orthographe et ponctuation de l'édition de 1929 -
Editions Emile-Paul Frères
Variations - La définition de l'Encyclopédie
« VARIATIONS, en musique, sont différentes manieres de jouer ou de chanter un même air, en y ajoutant plusieurs notes pour orner ou figurer le chant. De quelque maniere qu'on puisse charger les variations, il faut toujours qu'au-travers de toutes ces broderies on reconnoisse le fond de l'air, qu'on appelle le simple ; et il faut en même temps, que le caractère de chaque couplet soit marqué par des différences qui soutiennent l'attention, et préviennent l'ennui. »
Encyclopédie de Diderot et d'Alembert.
Samira El Ayachi
Jean-Jacques Rousseau
Madeleine Clemenceau
Alina Reyes
Lluis-Anton Baulenas
Cueco
Jim Harrison
Francis Ponge
Julien Gracq
Anton Tchekhov
Paul-Jean Toulet
Variations
Xavier Gardette